La carrière d'Henri Matisse se laisse diviser en trois périodes: de ses débuts à la Première Guerre Mondiale, de la fin de la Première Guerre Mondiale à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, de 1945 à sa mort en 1954.
À la première période correspond celle du peintre d'avant-garde, créateur et chef d'école du fauvisme que le cubisme n'allait pas tarder à détrôner. La seconde a suscité la vision d'un artiste en villégiature perpétuelle sur la Côte d'Azur, spécialiste en menus plaisirs de la rétine, élégant praticien de ce que Marcel Duchamp nommait, non sans condescendance, la peinture physique, ayant renoncé à l'aventure et obtenu, à ce prix, les suffrages d'un public bourgeois. La troisième phase, celle des gouaches découpées, qui marque un retour à l'expérimentation la plus hardie a mis à la mode depuis une douzaine d'années un Matisse figure tutélaire du formalisme abstrait.
Chacune de ces trois interprétations s'ignore au point de sembler
contradictoires. Pourtant elles s'éclairent et s'accordent dès qu'on
met à jour un autre facteur: celui des sujets du peintre qui est la
condensation, au sein de l'œuvre, de l'horizon spirituel de
l'artiste. En fait, il faudrait plutôt dire du sujet: Vous savez, on
n'a qu'une idée, on naît avec, toute une vie durant on développe son
idée fixe, on la fait respirer
[rapporté par André Marchand].
Matisse situe le début de cette règle fixe dans le choix du sujet avec la création de la toile intitulée La Joie de vivre (1905). Une ample arabesque formée par les lignes et les couleurs atteste de l'intérêt naissant de l'artiste pour l'art oriental. Mais l'œuvre accuse aussi de nettes influences de la culture figurative française d'Ingres à Manet, Cézanne, Gauguin. L'emploi des couleurs pures, sans recours aux dégradés, aux valeurs, et un dessin linéaire excluant ombres et modèle est utilisé pour traiter un sujet sans précédent: celui d'une composition inventée, mythologique, une scène pastorale doublée d'une bacchanale comme en peignirent Bellini, le Titien, Poussin et Ingres. Seules activités: les plaisirs de l'amour, de la danse, de la cueillette et une sorte de degré zéro du travail.
Tous les thèmes que Matisse abordera dorénavant s'y trouvent.
L'expérience aboutit en 1909-1910 avec les deux grands panneaux "décoratifs" commandés par Serge Chtchoukine: La Danse et La Musique. Ces toiles saisissent le spectateur: la réduction extrême des moyens - trois couleurs pures, un dessin linéaire, un style simplifié, décoratif appelle le retour du thème mythique.
Puis Matisse fera "le grand bond en avant" de la peinture de
chevalet a la "peinture architecturale". Il élabore un art
radicalement décoratif dont la chapelle de Vence (1948-1950) et les
gouaches découpées seront les exemples culminants. Cet Art tellement
révolutionnaire peut paraître en rupture totale avec sa production
antérieure, pourtant Il n'y a pas de rupture entre mes anciens
tableaux et mes découpages, seulement plus d'absolu, plus
d'abstraction
. L'objectif est de susciter un espace plus ample, une
lumière plus rayonnante. L'importance grandissante que prend alors le
dessin par rapport à la peinture est le préalable à l'invention d'une
écriture qui est celle des lignes.
J'ai atteint une forme décantée jusqu'à l'essentiel, et j'ai
conservé de l'objet, que je présentais autrefois dans la complexité de
son espace, le signe qui suffit et qui est nécessaire à le faire
exister dans sa forme propre et pour l'ensemble dans lequel je l'ai
conçu. Il s'agit pour moi d'une simplification: le papier découpé me
permet de dessiner dans la couleur.
Sources: Texte de Arnaud Maréchal, d'après Pierre Schneider.